Justice du Val-de-Marne : "Opération transparence"

Justice : un constat alarmant

Quelle efficacité peut-on exiger d’une Justice sans moyens ? C’est la question que l’on peut se poser au vu de l’état des lieux dressé par les magistrats du tribunal de grande instance de Créteil, 5e tribunal de France. La Justice, un secteur sinistré ? Qu’on en juge !

 

Baisse des effectifs, audiences à rallonge, délais de traitement trop longs des dossiers… La Justice du Val-de-Marne a lancé, lundi 28 mars à Créteil, une “opération transparence”, à la veille d’une journée nationale de mobilisation de la profession.

 

Les fonctionnaires de justice, magistrats, avocats, travailleurs sociaux de l’administration pénitentiaire et éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse du tribunal de Créteil – 5e tribunal de France par son volume d’activité – ont dressé un état des lieux de la Justice dans le Val-de-Marne, en présence des élus, députés, sénateurs, maires, conseillers généraux et conseillers régionaux du département.

 

Et les chiffres parlent d’eux-mêmes ! Les juges chargés de l’application des peines de Créteil suivent, chacun en moyenne, 600 personnes soumises à une mise à l’épreuve, en libération conditionnelle ou sous suivi socio-judiciaire. Les conseillers d’Insertion et de Probation sont 22 pour mettre en œuvre 3 600 mesures et réaliser près de 12 000 entretiens par année.

 

La prison de Fresnes, le plus gros établissement pénitentiaire de France après Fleury-Mérogis avec 2 400 personnes incarcérées, doit se contenter de 29 travailleurs sociaux et de 3 juges.

 

Autre point noir, au tribunal pour enfants, chaque juge suit, en moyenne, 500 enfants en danger (maltraitance, carences éducatives). Un seul juge suit environ 350 mineurs impliqués dans des actes de délinquance. Pourtant, les affaires nouvelles au pénal ont augmenté de 60% entre 2003 et 2010. Aujourd’hui, 250 mesures éducatives auprès de mineurs sont en attente d’exécution dans le Val-de-Marne, attente qui peut durer jusqu’à 9 ou 12 mois. Malgré cela, les effectifs de la Protection judiciaire de la jeunesse sont en baisse : le personnel administratif a été réduit en premier lieu, et maintenant, c’est le nombre des éducateurs qui diminue.

 

Des moyens humains inadaptés au volume des situations à traiter

 

“C’est tout le tribunal et ses personnels qui sont en situation de souffrance”, a souligné Ali Nekkache, au nom des greffiers et fonctionnaires, lors de la présentation de cet état des lieux. Leur situation est, en effet, particulièrement critique. Au tribunal d’instance de Nogent-sur-Marne, 6 postes sont pourvus au lieu des 14 prévus.

 

Dans les cabinets des juges d’instruction et des juges aux affaires familiales, qui doivent impérativement être pourvus d’un greffier chacun, il manque 3 postes sur 12, ce qui entraîne une désorganisation et un surcroît d’activités par greffier.

 

Cette situation est difficilement tenable sur la durée. Et il en est de même aux audiences correctionnelles, à la division de l’exécution des peines du parquet (8 postes au lieu de 10), au tribunal pour enfants (12 au lieu de 15) et au service de l’application des peines (6 au lieu de 8).

 

Avec l’augmentation du nombre d’heures supplémentaires et le travail à flux tendu (les magistrats de permanence au parquet peuvent recevoir jusqu’à 100 appels téléphoniques par jour), c’est la hausse du nombre d’arrêts maladie qui a conduit le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail de la juridiction à mettre en place un groupe de travail spécifique sur les troubles liés à ces situations de souffrance.

 


L’arrondissement judiciaire de Créteil comprend le tribunal de grande instance de Créteil, le tribunal de commerce de Créteil, le conseil de prud’hommes de Créteil et de Villeneuve-Saint-Georges, les tribunaux d’instance de Villejuif, d’Ivry-sur-Seine, de Charenton, de Nogent-sur-Marne, de Saint-Maur-des- Fossés et de Boissy-Saint-Léger. Un état complet de saturation

 

“Les tribunaux fonctionnent comme des services d’urgence hospitalière. On est dans le bricolage”, résument les magistrats. Et Valérie Sagant, vice-présidente du tribunal, d’ajouter : “On est dans un état de saturation tel qu’on ne peut pas répondre rapidement aux justiciables.”

 

Surcharge de travail, manque de moyens, multiplication des lois sur les procédures relatives à l’exécution et à l’aménagement des peines et des dispositifs de suivi ou de contrôle des condamnés, mise en place d’un “système D” pour pallier les insuffisances, tels sont les problèmes qui inquiètent tous les professionnels de la Justice.

 

“On vit dans la hantise de l’erreur judiciaire, soulignent-ils. Étant donné nos conditions de travail, il y en aura forcément.” Les magistrats font d’ailleurs remarquer que les heures supplémentaires et les astreintes n’ont pas été payées depuis le début de l’année.

 

Pourtant, à Créteil, le nombre d’heures supplémentaires effectuées, par les greffiers par exemple, équivaut à cinq temps pleins.

Autre signe du délabrement : “Dans les tribunaux de l’arrondissement judiciaire, les factures n’ont pas été payées aux prestataires depuis décembre 2010, risquant d’entraîner des coupures d’eau, d’électricité, etc.”

 

Des délais qui s’allongent pour les justiciables

 

Autre conséquence de la surcharge : les délais s’allongent. Les audiences correctionnelles débutent à 13h et sont, depuis janvier, “limitées” à 22h ! La mise à exécution des peines, quant à elle, peut prendre une année. Tous les services sont concernés. Ainsi, la pose d’un bracelet électronique par l’administration pénitentiaire, après décision prise par le juge, prend quatre mois et les centres de semi-liberté sont saturés avec un taux d’occupation supérieur à 130%.

 

Côté affaires civiles, on n’est pas mieux loti. Les affaires familiales reçoivent plus de 1000 demandes par an. Un divorce où les “ex-époux” ne sont pas d’accord se règle, en moyenne, en 17 mois. Pourtant, à Créteil, une chambre civile est menacée de fermeture pour maintenir le rythme de l’activité des chambres pénales et l’assistance éducative est également délaissée au profit du pénal, chez les juges des enfants.

 

“Cette situation est d’autant plus grave qu’elle met en péril la qualité du travail de la justice. Elle remet en cause toutes les innovations que cette juridiction avait expérimentées et qui avaient inspiré les politiques nationales, comme «le suivi différencié» des personnes condamnées initié par le service d’Insertion et de Probation du département et qui servait de modèle national”, souligne Sarah Silva, conseillère d’Insertion et de Probation.

 

“Cet encombrement judiciaire doit nous amener à repenser les missions de la Justice pour garantir la qualité et la célérité de son action”, a conclu Valérie Sagant, magistrate, en soulignant qu’il appartenait au législateur de fixer des priorités répondant aux besoins de la population et compatibles avec les moyens disponibles.     

 

Valérie Sagant : “Il faut engager une réflexion sur ce que l’on attend de la Justice”

Les magistrats, les fonctionnaires de justice, les greffiers, les adjoints administratifs, les avocats sont en colère. Mardi 29 mars, tous l’ont fait savoir dans la rue. Qu’est-ce qui motive un tel mouvement de grogne de tous les acteurs de la Justice ? 

 

Un tel mouvement de l’ensemble des personnels de justice ne s’était jamais vu dans l’histoire. C’est en partie le résultat, me semble-t-il, d’un épuisement face aux tâches qui s’accroissent sans cesse, sans augmentation proportionnelle des moyens. Les professionnels de la justice sont très consciencieux et se sentent dans une impasse aujourd’hui.

 

Quel constat faites-vous sur le fonctionnement actuel de la Justice ?


Dans le Val-de-Marne, nous rencontrons des difficultés sérieuses. Tous les services sont concernés : à l’application des peines, chaque juge doit suivre environ 600 personnes condamnées, soumises à des mesures d’assistance et de contrôle.

 

Par exemple, ces personnes doivent justifier qu’elles recherchent bien du travail, qu’elles suivent des soins, qu’elles remboursent les victimes, etc. De plus, nous devons suivre le deuxième plus gros établissement pénitentiaire de la région parisienne, Fresnes, qui accueille 1400 personnes condamnées (sur 2400 détenues). Les juges des enfants suivent 500 enfants nécessitant une assistance éducative et 350 enfants délinquants. Au parquet, dans les chambres civiles, à l’instruction, les constats sont les mêmes.

 

Les charges de travail s’accroissent sans cesse : par exemple, le nombre d’affaires de mineurs délinquants s’est accru de 60% depuis 2003, le nombre de dossiers d’affaires familiales s’est accru de 5% en un an. Et, en face, les moyens humains connaissent, au mieux, une faible progression, au pire, diminuent. Un déficit catastrophique est observé dans tous les services concernant les effectifs de greffiers et fonctionnaires : 6 personnes au lieu de 14 au tribunal d’instance de Nogent-sur-Marne, 7 au lieu de 9 à l’application des peines, 10 au lieu de 12 à l’instruction, 12 au lieu de 15 au tribunal pour enfants…

 

Comment y remédier ?


Lors de l’“opération transparence” menée au tribunal de Créteil, nous avons voulu aussi mettre l’accent sur les missions confiées à la Justice. En l’état, il faudrait un accroissement énorme des moyens, ne serait-ce que pour “éponger” l’accumulation des retards. Par exemple, le délai d’audiencement au tribunal correctionnel des affaires, où les prévenus sont libres, est de 24 à 27 mois. Le délai de traitement d’un divorce où les ex-conjoints ne réussissent pas à trouver un consentement mutuel est de 17 mois. Il nous semble indispensable de s’engager dans une réflexion plus approfondie sur ce qui est attendu de l’institution judiciaire. Nous ne pouvons pas régler tous les problèmes que les autres institutions sociales n’ont pu régler et saisir la justice, pour obtenir une réponse deux ou trois ans après, n’a pas beaucoup de sens.

 

Y a-t-il une rupture aujourd’hui entre les français et leur Justice ? Les magistrats ne sont-ils pas trop coupés de la population, de ses préoccupations, de ses craintes ?


L’institution judiciaire rencontre des difficultés à remplir son rôle de proximité. Notre action doit viser principalement à résoudre les problèmes des gens, par exemple, dans les domaines du crédit à la consommation, du divorce, des relations contractuelles de tous ordres. Cette justice civile est, dans le Val-de-Marne et ailleurs en France, trop souvent délaissée au profit de la justice pénale (les poursuites devant le tribunal correctionnel ou devant le juge des enfants, notamment). Au tribunal d’instance de Nogent-sur-Marne, il faut attendre 10 mois pour voir une affaire jugée alors que, par essence, le tribunal d’instance doit être une juridiction de proximité.


La question des délais est importante. De même, la possibilité d’être aidé pour pouvoir bénéficier des services d’un avocat est essentielle pour que chacun se sente capable de faire prévaloir ses droits devant la justice. Or, la France consacre en moyenne 5 € par habitant à l’aide juridictionnelle contre 56 € en Angleterre et au Pays de Galles et 21 € aux Pays-Bas.

 

La course perpétuelle dans notre travail quotidien ne nous permet pas non plus toujours d’être suffisamment disponibles pour bien renseigner les gens, expliquer la procédure, aller au-devant des différents partenaires avec lesquels nous souhaitons travailler.

Valérie Sagant est vice-présidente du tribunal de grande instance de Créteil, chargée de l’application des peines.

La France au 37e rang européen

 

La Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej) a dévoilé, le 25 octobre 2010, son rapport comparatif des systèmes judiciaires de 45 États membres du Conseil de l’Europe. Au classement du budget annuel alloué au système judiciaire (tribunaux, ministère public et aide juridictionnelle) rapporté au PIB par habitant, la France est au 37e rang sur 45 pays et se situe désormais derrière l’Azerbaïdjan et l’Arménie…

 

Une situation que ne devrait pas améliorer la décision récente de supprimer 178 tribunaux d’instance et 23 tribunaux de grande instance. La France compte 3 procureurs pour 100 000 habitants, alors que ce chiffre est de 10,4 dans les autres pays du Conseil de l’Europe. Notre territoire dénombre 9,1 juges professionnels pour 100 000 habitants (en 2008, ils étaient 11,9), loin de la moyenne européenne (20,6). On y recense deux fois moins de juges par habitant qu’en Allemagne. La France reste classée 39e au nombre de fonctionnaires alloués à la Justice pour 100 000 habitants. Avec 29,1 fonctionnaires de justice pour 100 000 habitants, elle se retrouve ainsi, de nouveau, derrière l’Arménie et la Géorgie…

 

Enfin, le budget total annuel de la Justice n’a augmenté que de 0,8% entre 2006 et 2008. Dans le même temps, il augmentait en moyenne de 17,7% en Europe. Selon l’Union syndicale des magistrats (USM), le budget annuel de la Justice et des prisons, actuellement de 7 milliards d’euros, devrait être augmenté de 2 milliards pour pouvoir rattraper le retard et fonctionner normalement. Certes, la chancellerie a consenti au recrutement de 400 vacataires pour les greffes et l’exécution des peines en France, mais ces vacataires disposent uniquement de contrats de trois mois non renouvelables.

 

Article de Créteil, Vivre Ensemble, Mai 2011, n°312